Reportage : Une femme pour reconstruire Raqqa [Syrie]
Leïla Mustapha est kurde et copréside depuis trois ans la ville de Raqqa, ex-capitale du califat autoproclamé de l’État islamique, d’où ont été commandités les attentats parisiens de janvier et novembre 2015. Incarnation et symbole vivant de la possibilité d’une réconciliation entre les peuples, elle porte haut et fort les couleurs d’une “autre” Syrie.
Récit de Marine de Tilly
Photos de Jean-Matthieu Gautier (sauf mention)
Paru dans Femmes ici et ailleurs #40, novembre-décembre 2020

Le soir tombe et, dans le ciel tiède, l’horizon de Raqqa ressemble au sourire édenté d’un géant. Silos à blé pulvérisés, carcasses de voitures calcinées, kilomètres de béton aplati, de façades lépreuses et de câbles entremêlés. Première grande ville de Syrie ayant échappé au contrôle de l’armée de Bachar al-Assad en 2013, fief de l’organisation État islamique (EI) qui en fait la capitale de son califat autoproclamé en 2014 (c’est de là qu’ont été commandités – et officiellement revendiqués – les attentats de 2015, dont les complices présumé·e·s sont jugé·e·s par la cour d’assises spéciale de Paris depuis début septembre), avant de la perdre en 2017 dans un déluge de feu, Raqqa est une ville soufflée, presque atomisée, détruite à plus de 80 %.
À l’arrière de la voiture blindée qui brinquebale entre les trous béants de la chaussée, des images de Stalingrad, de Beyrouth ou de Berlin après le ravage surgissent en désordre. Le long de la gare désaffectée, un vieux panneau publicitaire tirebouchonné par des tirs de mortier se balance dans le vent, et quelques chèvres osseuses paissent entre les rails rouillés. Le spectacle étreint à chaque carrefour. Ce champ de gravats, Leïla Mustapha le connaît par cœur et pourtant, “on ne s’habitue pas à ces choses-là” murmure-t-elle en écartant de l’index le rideau de protection de la fenêtre. Les ruines sont réputées silencieuses… Ici, elles hurlent les histoires des fantômes qui les hantent. Ici, l’histoire et la géographie de la guerre sont inscrites dans chaque rue, sur chaque maison. “Nous allons reconstruire, répète-t-elle, nous avons déjà beaucoup accompli. Ce carnage est une vision, pas un état.” Car depuis la libération de la ville, en 2017, c’est à elle qu’on a confié la tâche, extraordinairement difficile, de reconstruire.

Les glaces à la pistache de Naïm
Nous traversons la place Naïm, épicentre du cauchemar ; sous Daesh, le pire endroit de la terre, là où les femmes étaient vendues et lapidées, là où les hommes étaient torturés et exécutés. Pendant des jours, des têtes exposées en haut des piquets, des corps décomposés à côté. Au milieu du rond-point grêlé d’impacts : une fontaine, des bancs, trois arcades blanches flambant neuves, des lettres colorées qui disent “I love Raqqa” et une grappe de jeunes geeks qui gloussent en faisant des selfies. “Tu vois, ici, c’était le square de la mort, me dit-elle. Regarde, ce soir. Il ne manque plus que Naïm, le glacier qui a donné son nom à la place. Bientôt, il reviendra et je t’offrirai une glace à la pistache. En regardant ça, je me dis que nous avons réussi, qu’il faut continuer.” Et moi en l’écoutant, je me dis que quand la survie a les états d’âmes de la vie, le dernier jour n’est peut-être pas encore arrivé. Par quelle force, par quel espoir, par quelle volonté faut-il être habité pour parler de glace à la pistache, aujourd’hui, à cet endroit-là ? “Tu verras, répète-t-elle, je suis sûre que les glaces de Naïm sont meilleures que celles de Paris.”
Elle n’a – tellement – pas la tête de l’emploi, Leïla Mustapha. Trente ans à peine, un mètre soixante, le visage rond, presque poupon, cheveux tirés ou dénoués, ni maquillage ni fantaisie vestimentaire, pas de poses caporalistes ou de signe ostentatoire d’autorité, rien à prouver. Quand une pile de dossiers s’écroule, c’est elle qui les ramasse. Quand elle entre dans une pièce, elle s’assoit et écoute avant de parler. Bien sûr, la poigne est énergique et le pas décidé ; c’est une femme pressée. Mais si elle n’était pas continuellement flanquée d’une grappe de militaires surarmés, de conseiller·ère·s et même de badauds désœuvrés, elle aurait presque l’air d’une “présidente normale”, comme dirait l’un de nos anciens chefs d’État.
