Reportage : Talents d’ailleurs pour ici #1 [France]
L’exil est souvent synonyme de rupture avec un pays, une histoire, une culture, mais aussi avec un savoir-faire. C’est ce qu’a vécu la mère d’Inès Mesmar, une Franco-Tunisienne qui, en 2016, a fondé la Fabrique Nomade afin d’accompagner l’insertion des réfugié·e·s dans l’artisanat d’art. Une renaissance pour ces hommes et ces femmes, de plus en plus nombreuses dans l’association, dont le métier d’origine est valorisé. Et un apport de talents nouveaux pour le secteur du luxe, vitrine de l’excellence française, dont les savoir-fairee traditionnels sont en voie de disparition.
Texte de Louise Pluyaud
Publié dans Femmes ici et ailleurs #48, mars-avril 2022

Sous les voûtes du viaduc des Arts, dans le 12e arrondissement de Paris, les ateliers-boutiques de créateurs et créatrices s’alignent les uns à côté des autres tel un collier précieux. Devant la vitrine de la Fabrique Nomade, un couple promène son regard d’une robe-kimono noire au buste translucide, révélant le corps féminin comme un trésor, vers des boucles d’oreilles aux reflets cuivrés en forme de fleurs, en passant par des bracelets en crochet d’inspiration inca, alliant tiges métalliques et fils de coton orangé.
Une diversité d’objets d’art réalisés par des artisan·e·s réfugié·e·s. Des bijoutiers et bijoutières, couturiers et couturières, ébénistes, potiers et potières, brodeuses… qui ont pu renouer avec leur métier, souvent quitté avec le pays qu’elles et ils ont dû fuir.
Une histoire familiale
“Ce reniement d’une partie de soi, cette perte de savoir-faire, cette difficulté à faire valoir ses compétences en France, forment la grande violence de la migration ”, déplore Inès Mesmar, fondatrice de la Fabrique Nomade. Tout est parti d’une histoire familiale. “Celle de ma mère, raconte cette ethnologue de formation. En 2015, j’ai trouvé dans son armoire de magnifiques broderies. Je l’ai toujours connue femme au foyer. Ce jour-là, à trente-cinq ans, j’ai découvert qu’elle avait été brodeuse en Tunisie avant de s’installer en France. Un métier qu’elle a abandonné à son arrivée. ” Et dont sa fille n’a jamais rien su.
La même année, en pleine crise migratoire, la jeune femme qui habite le 19e arrondissement de Paris voit affluer des centaines de personnes migrantes. Leurs campements de fortune sont installés aux portes de la Villette et de la Chapelle. En passant devant, chaque matin, “je ne pouvais m’empêcher de penser que parmi eux et elles se trouvaient des artisan·e·s qui, comme ma mère, avaient perdu leur métier.”
Inès Mesmar décide de pousser la porte des centres d’hébergement et des associations d’aide aux migrant·e·s. “Pour ma mère, il était peut-être trop tard, mais je voulais agir pour que d’autres talents ne soient pas gâchés.” En discutant avec des artisan·e·s réfugié·e·s, “je me suis rendu compte qu’elles et ils rencontraient les mêmes freins : la barrière de la langue, l’absence de réseau professionnel, la méconnaissance du marché, mais aussi le fait que ces personnes soient souvent orientées vers les secteurs du ménage, de la sécurité, du bâtiment ou de la restauration. Ce qui produit non seulement de la déqualification professionnelle, mais aussi une perte d’estime de soi.”
D’autant que, “hormis quelques photos sur leur téléphone”, ces femmes et ces hommes exilé·e·s ne gardent que peu de traces de leur savoir-faire. En 2016, Inès Mesmar décide de créer un programme d’accompagnement adapté pour valoriser ces compétences. La Fabrique Nomade était née.


Traits d’union artistiques
“Le principe de l’association, qui repose sur la prise en compte et la mise en lumière du passé professionnel des personnes migrantes et réfugiées, m’a paru tellement évident. J’étais même étonnée qu’il ne se soit pas étendu à d’autres secteurs”, affirme Ghaïta Tauche-Luthi, responsable de la communication de la Fabrique Nomade. Cette graphiste de formation est parmi les premières à rejoindre l’aventure à laquelle participent désormais huit femmes salariées. Dès 2017, un appel à candidatures auprès de designers et designeuses français·es est lancé pour collaborer avec un potier soudanais, un staffeur-stucateur tchétchène et un tailleur-brodeur sénégalais.
L’objectif : créer des liens entre les cultures, adapter leur savoir-faire aux goûts du marché français et façonner un “objet-CV”. La première collection Traits d’union est un succès. “Les objets d’art ont tous été vendus, sourit Ghaïta Tauche-Luthi. Et les artisans ont pu retrouver du travail dans leur domaine.” Depuis son passage à la Fabrique, le Sénégalais Ablaye Mar travaille pour la marque Kenzo. Lui qui “rêve de créer une maison de haute couture en France” possède un rare savoir-faire : la broderie sur machine Cornely. Un art importé par la colonisation française au 19e siècle en Afrique de l’Ouest, peu à peu tombé en désuétude dans l’Hexagone, avant de réapparaître grâce à ces exilé·e·s.
“En six ans, nous avons accompagné une cinquantaine d’artisan·e·s issu·e·s de vingt-huit pays et qui représentent vingt savoir-faire différents”, se félicite Inès Mesmar, en pleine session de recrutement pour la prochaine Formation métiers d’art (FMA). Parmi les recrues, les hommes sont majoritaires “mais les femmes sont de plus en plus nombreuses, observe Ghaïta Tauche-Luthi. Dans les couples migrants, il incombe souvent en priorité à l’homme de trouver un emploi. Et lorsqu’elles arrivent seules, les femmes se dirigent là où elles vont facilement trouver du travail : ménage ou garde d’enfants.”
Alors que, quand l’occasion se présente, les artisanes révèlent tout leur potentiel. Sélectionné·e·s sur leur motivation et leur maîtrise du métier – avec une expérience d’au moins dix ans –, les stagiaires suivent une formation de neuf mois, trois jours par semaine, souvent en parallèle de leur parcours de demande d’asile.
Ce dispositif, gratuit, n’est pas rémunéré. Néanmoins, avec des cours de français, des ateliers de pratique artisanale suivis d’un stage en entreprise, ce cycle de formation certifie et enrichit les compétences de chaque artisan·e.

Le logo de l’association est inspiré des broderies de la mère d’Inès Mesmar, d’origine tunisienne. © Julien Faure