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“Nous sommes dévasté·es, mais ensemble, nous reconstruirons tout” [Ukraine-Russie]

L’une est ukrainienne, l’autre russe. Oleksandra Matviichuk est membre du Centre pour les libertés civiles en Ukraine ; Natalia Morozova, de l’ONG Memorial1, récemment dissoute par Moscou. Alors que l’agression russe contre l’Ukraine se poursuit, elles ont accepté d’échanger en direct, la première depuis Kyiv, entre deux sirènes d’alerte, la seconde de Paris, où elle s’est réfugiée début mars. Dans ce dialogue au-delà des bombes, elles parlent de la guerre, du rôle des femmes dans les résistances, de leurs combats, mais aussi de leurs espoirs communs. Un entretien exclusif pour Femmes ici et ailleurs.

Propos recueillis par Audrey Lebel
Publié dans Femmes ici et ailleurs #49, mai-juin 2022

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Une femme marche dans une rue de Boutcha, dans la périphérie de Kyiv, le 3 avril 2022. © Rodrigo Abd/AP Photo/Sipa

Biographie express

Oleksandra Matviichuk
Juriste de formation, Oleksandra Matviichuk dirige le Centre des libertés civiles, (Center for Civil Liberties), visant à protéger les droits humains et à construire la démocratie en Ukraine. Elle coordonne également les bénévoles de l’association Euromaidan SOS, créée en 2014 lors de la révolution ukrainienne. Cette ONG collecte depuis le début de l’invasion russe les preuves de crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Oleksandra Matviichuk est la première femme à avoir participé au programme des leaders émergeant·es d’Ukraine à l’université américaine de Stanford. 

Natalia Morozova
Pendant dix-huit ans, Natalia Morozova a été journaliste. En 2012, alors qu’elle couvre les procès de manifestant·es jugé·es pour avoir participé aux plus grands rassemblements qu’ait connus la Russie depuis la chute de l’Union soviétique, elle est frappée par le courage des avocat·es de la défense. Elle reprend alors des études de droit et, depuis 2019, elle est l’une des juristes de l’ONG Memorial, dissoute en décembre par les autorités russes. Dans son pays et devant les institutions internationales telles que la Cour européenne des droits humains, elle défend les personnes persécutées en Tchétchénie, en Crimée et en Russie.

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Oleksandra Matviichuk © Stephan Pramme
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Natalia Morozova, DR

Avez-vous l’impression qu’en Occident, le quotidien de ces deux populations du fait d’un seul homme, Vladimir Poutine, est parfois mis sur le même plan ?

Natalia Morozova : Je voudrais commencer par dire à Oleksandra  que je suis désolée. Il est douloureux d’être dans ma position aujourd’hui pour échanger avec toi. Je ne sais pas comment exprimer mes sentiments alors que je représente le pays agresseur. Il y a beaucoup de culpabilité. Sachez que tou·tes les Russes ne sont pas pour la guerre. Je présente mes excuses, au nom de toute la société civile russe, d’en être là, de ne pas avoir été capables d’empêcher ce qu’il se passe aujourd’hui. 

Oleksandra  Matviichuk : J’ai surtout le sentiment que l’Occident, – et l’Europe en l’occurrence –, exprime énormément de solidarité à l’égard de l’Ukraine, mais sans véritablement faire le nécessaire pour aider vraiment mon pays. L’un des seuls médias russes indépendants, Meduza, a révélé que l’économie russe s’adaptait parfaitement aux sanctions occidentales et continuait à financer la guerre.

Quel est votre quotidien depuis le début de l’invasion russe en Ukraine ?

O.M. : Nous découvrons chaque jour les horreurs et les massacres commis par les troupes russes contre les civil·es. Depuis le 24 février, avec les bénévoles de l’association SOS Maidan, je recueille les témoignages de victimes de cette agression, comme je l’ai fait à partir de 2014 lorsque la guerre dans le Donbass a éclaté (NDLR : région à l’est de l’Ukraine où les troupes séparatistes prorusses appuyées par Moscou affrontaient l’armée ukrainienne), afin de les porter devant les instances internationales. Nous travaillons également avec une coalition d’associations, le “Tribunal pour Poutine”, qui vise à faire cesser l’impunité pour les crimes de guerre commis par la Russie, pas seulement en Ukraine, mais aussi en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie et en Syrie. 

N.M. : Me concernant, je vis désormais à Paris. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a été décisif dans ma décision de quitter la Russie. J’ai un fils de 17 ans qui devait faire son service militaire obligatoire en octobre et pouvait être envoyé sur le front. Nous ne voulons pas qu’il soit enrôlé dans une armée qui mène une guerre injuste et criminelle contre l’Ukraine. Quand la Cour suprême russe a prononcé la liquidation de Memorial fin décembre, nous avons compris que nous n’étions plus en sécurité. 
Notre fuite a été compliquée. Les heures étaient comptées, les perquisitions avaient commencé dans les locaux de Memorial. Tous les vols Moscou-Paris étaient complets et les seuls billets pour Istanbul, Yerevan, la capitale de l’Arménie, ou Bakou, celle de l’Azerbaïdjan, coûtaient une fortune. J’ai finalement trouvé un vol pour la France via Séoul. Nous avons mis 26 heures pour arriver à Paris. Depuis, des ami·es m’hébergent chez eux. 

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Des réfugié·es ukrainien·nes traversent un pont à la frontière avec la Pologne, au poste de Zosin-Ustyluh, le 6 mars 2022. © Daniel LEAL / AFP Photo

Oleksandra  Matviichuk, de votre côté, quelles conséquences vos luttes contre l’autoritarisme du régime russe et contre le pouvoir de Vladimir Poutine ont-elles eues dans votre vie ?

Tous ces événements ont déterminé mon existence : l’Euromaidan (NDLR : la révolution ukrainienne) en 2013-2014, la guerre dans le Donbass, maintenant la guerre totale en Ukraine. Si j’avais pu, je n’aurais jamais choisi de documenter des crimes de guerre. J’aurais continué à travailler à poser les bases pour la construction de notre société démocratique, par exemple les réformes à mettre en place au sein des institutions telles que la police ou la justice.
Mais nous ne sommes pas très nombreuses et nombreux à pouvoir assurer ce travail et il faut le faire pour que cesse l’impunité. J’ai beaucoup d’empathie pour les personnes que je rencontre. Connaître leur vécu m’est parfois difficile. J’ai fait une dépression il y a quelques années. J’ai mis du temps à le réaliser et je n’ai pas arrêté de travailler, ce qui a été compliqué pour mon couple et mes proches. Je voudrais avoir un enfant. Mais ces huit dernières années, dans ce contexte de guerre, comment aurais-je pu me projeter et envisager de donner la vie ?  

Natalia Morozova, pouvez-vous nous parler de votre combat, au sein de Memorial, contre les crimes de guerre et pour les libertés fondamentales en Russie ?

Notre association a notamment déposé des dizaines de plaintes suite au conflit en Tchétchénie pour des enlèvements, assassinats et tortures commis par le gouvernement de Ramzan Kadyrov, le Président de la République de Tchétchénie, rattachée à la Fédération de Russie. Nous travaillons aussi sur des cas de Criméen·nes, détenu·es illégalement, injustement emprisonné·es. Certain·es ont été condamné·es à 20 ans de prison pour terrorisme. Les autorités russes les ont accusé·es d’appartenir à un groupe islamiste, alors qu’elles et ils se battaient contre l’annexion de la Crimée.

À partir de décembre 2011, après les plus importantes manifestations que le pays ait connues depuis la chute de l’Urss, la répression n’a cessé de croître en Russie. Les rassemblements ont été écrasés par les forces de police et le gouvernement russe a tout fait pour museler l’opposition. Lors de l’été 2019, la machine de répression est devenue totale. Des candidat·es ont été empêché·es de se présenter aux élections de septembre 2019. Des milliers de manifestations ont eu lieu dans plusieurs villes du pays, dont Moscou, qui a recensé jusqu’à 50 000 participant·es… Avec plus de policier·ères que de civil·es. Environ 150 manifestant·es ont été condamné·es à des peines d’un à quatre ans de prison pour des motifs plus aberrants les uns que les autres.

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Une femme blessée, lors de l’évacuation d’un bâtiment endommagé par des bombardements russes, à Kyiv, le 18 mars. © Fadel Senna/AFP Photo

Comment expliquer qu’aujourd’hui encore, selon Levada, un centre de sondage indépendant, 83 % des Russes soutiennent Poutine dans sa volonté d’envahir l’Ukraine ?

N.M. : Après la mort de Staline et la chute de l’Union soviétique, l’État n’a pas fait de travail de mémoire, ni analysé sa propre histoire. Tout ce qui a été fait vient d’initiatives civiles ou de Memorial. Ce n’est pas très étonnant vu que l’actuel dirigeant en Russie est un ancien du KGB (NDLR : ex-services secrets russes, aujourd’hui FSB) et que ce sont les siens qui ont déporté, torturé, fusillé dans des camps. Ce n’est pas non plus étonnant que le gouvernement de Vladimir Poutine muselle Memorial. 

O.M. : Je ne suis pas surprise non plus qu’un si grand nombre de Russes soutiennent Poutine. Depuis des années, les autorités de Moscou ont préparé les esprits à cette guerre. Effectivement, après l’effondrement de l’Urss, il n’y a pas eu de travail de mémoire comme l’a fait l’Allemagne après le nazisme. Il n’y a pas eu de la part de la Russie une réflexion profonde sur les crimes commis durant le communisme par Staline, avec notamment – mais pas seulement – la grande famine orchestrée en Ukraine en 1932-1933 (NDLR : l’Holodomor, l’extermination par la faim, aurait coûté la vie à près de cinq millions de personnes). Dans les années 1990, quand j’ai demandé à certain·es de mes collègues juristes russes pourquoi elles et ils ne travaillaient pas sur ces crimes, l’un m’a répondu : “Pour quoi faire ? Cela ne se reproduira jamais, les gens savent quels crimes contre l’humanité Staline a commis. ” On voit où ce manque de réflexion conduit. C’est ainsi que Poutine se sent autorisé à agir de la sorte. Mais les citoyen·nes ont aussi leur responsabilité. Ce qui arrive n’est pas le fait d’un seul homme.

N.M. : Lors de l’audience qui a abouti à la dissolution de l’ONG Memorial fin décembre, le procureur a dit : “Pourquoi devrions-nous, nous, les descendants du peuple qui a vaincu le nazisme, avoir honte et nous repentir au lieu d’être fiers de notre glorieux passé ? ” Tout était dit. La victoire sur le nazisme est le paravent contre toute critique. Pour ma santé mentale, je ne regarde pas la propagande russe (rires), mais je sais ce qui se dit. Dans mon entourage, je n’ai que des gens qui ne supportent pas Poutine, qui sont contre cette guerre. Il y a longtemps que je me suis éloignée d’ami·es ou de connaissances qui croyaient à la propagande russe : nous n’avons pas grand-chose à nous dire.

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La Procureure générale d’Ukraine, Iryna Venediktova, lors d’une mission d’enquête sur une fosse commune à Boutcha, le 13 avril 2022. © Press service of the State Emergency Service of Ukraine/Reuters

Comment interprétez-vous cette phrase, lancée par Vladimir Poutine à Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, le 8 février : «Que tu le veuilles ou non ma jolie, ça va se passer comme ça » ? 

O.M. : Cette phrase de Poutine est un résumé de ce à quoi il aspire pour l’Ukraine mais aussi pour les autres pays de l’ex-Urss, voire européens. Depuis huit ans que nous avons choisi le chemin de la démocratie, nous nous battons pour nos valeurs, opposées à sa vision rétrograde du monde. Le Parlement ukrainien compte plus de députées, certains métiers réservés jusque-là aux hommes accueillent plus de femmes. Il y a encore beaucoup à faire pour l’égalité, mais pas autant qu’en Russie.

N.M. : Je suis d’accord avec Oleksandra. Cette phrase est digne d’un gopnik (NDLR : “racaille”). Les valeurs de Poutine sont celles d’un homme du passé, réactionnaire. Il a remis à l’honneur ce qu’il appelle les “valeurs traditionnelles ”, à commencer dans la famille. Pour lui, une femme doit être à la maison et s’occuper des enfants quand un homme doit être viril et peut faire tout ce qui lui plaît, sans que personne n’ait quoi que ce soit à dire. 

O.M. : Je rebondis sur ce que vient dire Natalia. Cette métaphore de l’homme qui ne supporte pas qu’une femme lui échappe, comme l’Ukraine lui échappe, peut être interprétée d’une façon plus large. Oui, Poutine veut le retour à un régime autoritaire dans toutes les sphères de la vie, notamment sur les droits des femmes. Pour lui, les femmes doivent rester totalement dépendantes d’un homme. Poutine représente le passé quand nous, Ukrainien·nes, avons choisi le futur. Un futur où les femmes n’ont pas à se battre pour disposer des mêmes droits qu’un homme, où il est normal qu’elles soient les égales des hommes. C’est aussi la raison pour laquelle cette guerre a une dimension symbolique. 

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Saint-Pétersbourg, Russie, 13 mars 2022 : des agents des forces de l’ordre interpellent une femme lors d’un rassemblement non autorisé contre la guerre en Ukraine. © Peter Kovalev/TASS/Sipa USA/Sipa

Quelle est la place des femmes, d’un côté des opposantes russes dans la contestation à cette guerre, de l’autre des Ukrainiennes dans la résistance ?

N.M. : Je ne vois pas de différence entre les femmes et les hommes qui s’opposent à la guerre. Pour l’instant, il n’y a pas de manifestations des Comités des mères de soldat·es pour dire non à la guerre (NDLR : comme cela a été le cas lors de la première guerre en Tchétchénie en 1994-1996, et en 2014 lors du début de la guerre dans le Donbass). 

O.M. : Ce combat contre l’agresseur russe révèle une fois de plus le courage des résistantes ukrainiennes. Les femmes sont partout. Pas seulement en première ligne, armes à la main, mais aussi à l’arrière. Elles prennent des décisions politiques, elles soignent les blessé·es, elles coordonnent l’aide logistique à apporter aux soldat·es : duvets, gilets pare-balles, nourriture, médicaments. Elles cousent des tissus de camouflage, elles confectionnent des cocktails Molotov. Les femmes sont aussi plus vulnérables dans les conflits. Ce sont les premières victimes de viol comme arme de guerre. Celles qui ne combattent pas doivent gérer seules les enfants, les personnes âgées ou fragiles. C’est une charge qui s’ajoute aux traumatismes qu’elles subissent déjà. Mais notre société est assez avancée en matière de droits des femmes, il n’y aura pas de marche arrière. Ce que l’on retiendra surtout, c’est leur courage et leur rôle dans la résistance.

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Lundi 14 mars, Moscou : Marina Ovsiannikova, employée de la chaîne publique russe Pervy Kanal interrompt le journal télévisé le plus regardé de Russie en brandissant une pancarte “Non à la guerre” et “On vous ment ici”. Elle encourt 15 ans de réclusion. © EPN/Newscom/Sipa
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Des femmes façonnent des filets de camouflage pour l’armée dans une ancienne bibliothèque du centre-ville de Lviv, le 15 mars 2022. © Alex Chan Tsz Yuk/Sopa Images/Sipa

Existe-t-il des liens entre les résistantes ukrainiennes et les opposantes russes pour faire cesser la guerre ?

N.M : Oui, mais je ne peux pas en parler car c’est dangereux pour elles, tant pour les Ukrainiennes que pour les Russes. 

Oleksandra  Matviichuk, avez-vous recensé des cas de viols pouvant être retenus comme crimes de guerre, depuis le début de l’offensive russe ? 

O.M : Oui, nous avons de plus en plus de témoignages de femmes violées ou agressées sexuellement par les militaires russes. Nous les transmettons à l’ONU et à une autre organisation internationale, présente sur le terrain, dont les membres sont formé·es pour recueillir la parole des victimes. Pour l’instant, en plus de tâcher de rester en vie, nous récoltons le plus possible d’éléments sur les différents crimes de guerre commis par les troupes russes, que la Cour pénale internationale (CPI) pourra juger ensuite. La méthode utilisée par la Russie dans les villes occupées par ses troupes n’est rien d’autre qu’une façon d’éradiquer le pays. La guerre fait disparaître toute humanité. Il n’y a plus de loi, plus de conscience morale. La force, la puissance physique, le sentiment d’impunité prennent le dessus. 

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Devant des bâtiments détruits par les bombardements russes, à Borodyanka, dans la région de Kyiv, le 5 avril 2022. © Zohra Bensemra/Reuters

Comment analysez-vous l’attitude des gouvernements des pays européens face à l’invasion de l’Ukraine ? 

 O.M. : Le rôle de la France est primordial. Depuis le début de cette guerre, en 2014 avec l’annexion de la Crimée par la Russie et l’intervention russe au Donbass, la France a chapeauté avec l’Allemagne, notamment au sein du groupe Normandie, les négociations pour rétablir la paix en Ukraine. Mais, en parallèle, elle a continué à vendre des armes à la Russie. C’est un peu paradoxal… Par ailleurs, l’Ukraine a fait une demande d’adhésion à l’Union européenne dès 2008, mais la France et l’Allemagne l’ont bloquée. Nos voix n’ont pas été écoutées. L’Europe a préféré continuer son business as usual. Les gouvernements européens doivent maintenant s’adresser aux opposant·es de Poutine pour espérer avoir un impact et arrêter la guerre. Si nos dirigeant·es ne sont pas à la hauteur de leur responsabilité historique, les civil·es peuvent l’être.

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Une femme brandit un portrait de Vladimir Poutine, lors d’une manifestation devant le consulat général de la Fédération de Russie, le 25 février 2022, à Montréal, au Québec. © Andrej Ivanov/AFP Photo

Des rassemblements en soutien à l’Ukraine ont lieu à travers l’Europe : Prague, Berlin, Paris, Londres… Qu’attendez-vous des peuples, en particulier en France ?  

N.M. : D’abord, je suis d’accord avec Oleksandra : on ne peut pas être pour la paix et en même temps continuer de vendre des armes à l’agresseur. C’est ce que Memorial essaie de faire comprendre à la société russe, mais aussi aux institutions internationales, aux Nations unies ou à la Cour européenne des Droits humains. Concernant les manifestations, quand je vois des slogans “Russes, levez-vous ! ”, notamment à Paris, j’ai envie de répondre : la Russie n’est pas la France. Les manifestations ne sont pas autorisées, il n’est pas possible de demander à tout le monde d’être des héros et des héroïnes… En un mois, depuis le début de la guerre en Ukraine, plus de 15 000 opposant·es à la guerre ont été arrêté·es. Certain·es juste pour avoir porté un ruban symbolisant la paix. Une loi, adoptée dans l’urgence, interdit d’utiliser le mot “guerre ” pour parler de ce qui a lieu en Ukraine. Il faut dire “opération militaire spéciale ”, sinon on risque 15 ans de prison. Pas seulement les journalistes – le gouvernement a étranglé les rares médias encore indépendants –, mais aussi tou·tes les citoyen·nes. Les gens ont vraiment peur. 

O.M. : Les Russes qui défendent les droits humains n’ont en effet pas les mêmes moyens de résistance que les Français·es. Nous sommes très reconnaissant·es pour les manifestations qui ont lieu en Europe. Beaucoup de Français·es font preuve de solidarité et de compassion. Je leur demande de mettre la pression sur leur gouvernement afin de rappeler les valeurs de leur pays : liberté, égalité, fraternité. Je suis convaincue que le pouvoir et la force des peuples sont sous-estimés. Et dans cette situation, ils sont essentiels. Nous avons besoin de leurs voix. Il faut bien comprendre que les hostilités ne se déroulent pas seulement sur le terrain, c’est aussi une guerre de propagande. Ce conflit hybride dure depuis huit ans et, évidemment, s’est renforcé depuis le 24 février.

Nos grands-parents se demandaient après la Deuxième Guerre mondiale : comment n’avons-nous pas pu l’empêcher ? Aujourd’hui, qu’est-ce que chacun·e d’entre nous fait concrètement pour arrêter Poutine ? Je tiens à préciser que je ne suis pas en colère en disant cela. Qu’avons-nous fait, nous-mêmes, quand Poutine a soutenu Bachar al-Assad et envoyé des troupes tuer des civil·es ? Qui s’est levé en Ukraine pour le dénoncer, quand les habitant·es d’Alep vivaient sous les bombardements, caché·es, sans eau, sans nourriture, sans électricité, comme nous vivons depuis le début de la guerre ? Nous vivons dans un monde ultraconnecté, où tous les pays sont liés. Si vous ne faites rien aujourd’hui, comme nous n’avons rien fait pour la Syrie, tôt ou tard vous aussi en subirez les conséquences. Apprenons de nos erreurs, ne refaisons pas les mêmes.  

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“Die-in” lors d’une manifestation devant le Reichstag, à Berlin, le 6 avril 2022. Une banderole indique “Le silence tue. Nous exigeons des actions”. © Christian Mang/Reuters

Qu’est-ce qui vous rassemble aujourd’hui, toutes les deux et avec les autres démocrates ?  

N.M. : Nous avons le même ennemi, mais des risques différents : en Ukraine, le danger est de mourir, en Russie, il est d’être emprisonné. Poutine a obtenu l’inverse de ce qu’il espérait : ramener l’Ukraine dans son giron en affirmant que les Ukrainien·nes sont les petits frères et petites sœurs des Russes. Il n’a fait que renforcer la conscience nationale des Ukrainien·nes et leur volonté de se tourner vers l’Ouest et la démocratie. Avant la guerre, autant que je sache, le Président Zelensky n’avait pas un taux de popularité très élevé. Aujourd’hui, non seulement tou·tes les Ukrainien·nes sont derrière lui, mais le monde entier également. 

O.M. : Poutine est un danger pour toutes les démocraties, pas seulement pour l’Ukraine. C’est le pays le plus vaste au monde et il est soutenu par une grande partie de ses citoyen·nes : s’il décide demain d’envahir la Pologne, sa population appuiera son action. Il tâche d’instaurer un modèle autoritaire en Europe. Nous assistons aujourd’hui à une lutte entre deux modèles : l’autocratie et la démocratie. Regardez comment Poutine est intervenu auprès de Donald Trump ou l’influence qu’il tâche d’avoir auprès des partis d’extrême droite en Europe… 

 

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Des enfants jouent devant un bâtiment endommagé lors des combats, dans le port assiégé de Marioupol, en Ukraine, le 23 mars 2022. © Alexander Ermochenko/Reuters

Comment envisagez-vous l’après ? Une fois que la guerre sera terminée ?

N.M : Je ne suis pas optimiste… Je ne pense pas que la Russie puisse changer avant la mort de Poutine. Mais en tant que juriste, je veux qu’il soit jugé devant la Cour pénale internationale. Il doit payer pour tous ses crimes. 

O.M : Vu les circonstances, il m’est impossible aujourd’hui d’avoir une discussion réaliste sur ce que devra faire la Russie une fois la guerre finie. Je ne sais pas moi-même si demain je serai encore en mesure de m’entretenir avec vous. Mais tôt ou tard, ce régime finira par s’effondrer. Ce sont les leçons de l’Histoire. Malheureusement, je ne crois pas au changement après le départ de Poutine. La culture impérialiste existe en Russie depuis des décennies, ce n’est pas le fait d’un seul homme. Les Russes doivent vraiment questionner leur histoire. 

Je tiens à remercier Natalia. Je suis infiniment reconnaissante envers ce qu’elle fait malgré les menaces qui pèsent sur elle. Nous savons que vous, défenseurs et défenseuses des droits humains êtes une minorité à Moscou depuis des années. Même si vous n’arrivez pas à faire tomber le régime, il très important pour nous que vous existiez et que vous agissiez. Une fois la guerre terminée, nos rapports avec vous seront un fil conducteur, permettant de recoudre nos relations et nos plaies. Vous nous donnez de l’espoir pour la suite. Pour l’instant, nous sommes bombardé·es, nous sommes dévasté·es, mais ensemble, nous reconstruirons tout. 

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Lors d’une manifestation contre l’invasion russe de l’Ukraine, près du parlement allemand, à Berlin, en Allemagne, le mercredi 6 avril 2022. Les manifestant·es ont exigé l’arrêt des importations d’énergies russes. © Markus Schreiber/AP Photo/Sipa

1. Memorial International est la plus célèbre des associations russes de défense des droits humains. Fondée en 1989 par des dissidents soviétiques, dont le prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, pour faire la lumière sur la terreur stalinienne, ses champs d’investigation se sont vite élargis aux dérives contemporaines du Kremlin. L’ONG a toujours rassemblé des personnalités internationalement reconnues, telles Natalia Estemirova, assassinée en 2009, ou Loudmila Alexeeva. (voir son interview dans Femmes ici et ailleurs #8).

Des femmes face à la guerre

Texte de Romane Guigue

Avant même le lancement de l’invasion de leur pays, les Ukrainiennes se préparaient à lutter, maniant des fusils réels ou factices (voir Femmes ici et ailleurs #48). Elles étaient là pour huer l’arrivée des chars russes en territoire ukrainien. “Les femmes se battent dans l’armée, elles sont la base d’un puissant mouvement bénévole qui fournit, livre, nourrit… ”, a déclaré au Parisien Olena Zelenska, l’épouse du Président Volodymyr Zelensky. Le mouvement touche toutes les sphères de la société, élues, artistes, journalistes, magistrates, “simples” citoyennes… 

La Procureure générale d’Ukraine, Iryna Venediktova, sillonne son pays pour recueillir des preuves de crimes de guerre commis par les troupes russes. En 56 jours de conflit, elle a déjà compilé plus de 11 000 témoignages et lancé plus de 7 000 enquêtes. Elle fait état de la mort d’au moins 208 enfants et enquête sur les déplacements forcés de population vers la Russie, que nie le Président Poutine. “La déportation d’enfants d’Ukraine nous donne l’occasion de qualifier cela de génocide”, explique-t-elle au Monde

De l’autre côté de la frontière, les actes de résistance se multiplient. Dans le monde de la culture, Elena Kovalskaya, directrice du théâtre d’État de Moscou, a dès l’invasion annoncé sa démission pour “dire non à la guerre”. Début mars, Olga Smirnova, danseuse phare du Bolchoï, quittait le Ballet, proche du Kremlin. Depuis le Dutch National Ballet d’Amsterdam, où elle est réfugiée, elle déclare :  “Jamais je n’ai pensé que je pourrais avoir honte de la Russie.”

Pour protéger leurs enfants, certaines Ukrainiennes décident de prendre la route pour fuir les bombardements. Elles représentent 90 % des 4,1 millions de réfugié·es ukrainien·nes, le plus grand exode sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces départs en nombre inquiètent le Groupe d’expert·es sur la lutte contre la traite des êtres humains, qui rappelle combien les femmes sont exposées aux violences sexuelles sur les routes migratoires. Et ça ne manque pas. Sur place, des journalistes et résistant·es rapportent les viols commis sur les femmes et filles ukrainiennes par les soldats russes. Une fois sorties du territoire, celles qui rejoignent la Pologne se heurtent aussi à la dureté de la loi nationale qui interdit l’avortement, même en cas de viol. Des réfugiées racontent que certains “bienfaiteurs” leur demandent des faveurs sexuelles en échange d’un hébergement en Europe.

Alors que les charniers de civil·es sont découverts dans les régions libérées de l’occupation russe et que les bombardements se poursuivent, l’Ukraine continue de faire face. Olena Zelenska, qui a refusé de quitter l’Ukraine afin de rester auprès de ses concitoyen·nes, affirme : “Notre résistance, comme notre future victoire, a aussi un visage particulièrement féminin.” ●

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Une volontaire des forces ukrainiennes à un poste de contrôle, dans un quartier de Kyiv (en russe : Kiev), le 20 mars 2022. DR
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La Russe Elena Kovalskaya, première personnalité membre d’une structure d’État à avoir démissionné après l’invasion. © Dominique Boutin/ITAR-TASS News Agency/Alamy Live News