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Navi Pillay : Pour la justice [Afrique du Sud]

La Sud-Africaine Navenethem, dite “Navi”, Pillay s’est battue toute sa vie contre les discriminations. Traçant son chemin depuis les quartiers pauvres de Durban, à l’époque de l’apartheid, jusqu’aux Nations unies, l’avocate des opprimé·e·s a fait du droit une arme et de la justice un idéal. 

Par Propos recueillis par Lena Bjurström
Paru dans Femmes ici et ailleurs #33, septembre-octobre 2019

Biographie express
Navenethem, dite “Navi”, Pillay, née en 1941 dans un quartier pauvre de Durban, est une juriste sud-africaine. Elle ouvre son propre cabinet d’avocat·e dans l’Afrique du Sud ségrégationniste, en 1967, pour défendre pendant vingt-huit ans des activistes anti-apartheid et des femmes victimes de violences domestiques. Nommée juge à la Cour suprême sud-africaine en 1995, elle est proposée par Nelson Mandela pour siéger au premier Tribunal pénal international, sur le génocide rwandais, avant de rejoindre la Cour pénale internationale. Sa nomination au poste de Haute-Commissaire aux droits humains des Nations unies, en 2008, fait grincer des dents : sa défense du droit à l’avortement lui attire les critiques des États-Unis. Plus tard, sa dénonciation des crimes d’État au Sri Lanka et en Syrie lui attire les foudres des diplomates. Présidente de la Commission internationale contre la peine de mort depuis 2017, elle est également membre de l’Académie internationale des principes de Nuremberg, qui soutient le développement du droit international et son application.

© ONU

La justice était-elle une vocation pour vous ? 

J’ai grandi dans une famille d’origine tamoule, de sept enfants, dans le quartier de Clairwood à Durban. Quand j’avais six ans, on m’a volé le salaire de mon père, chauffeur de bus. J’ai dû témoigner au procès. Le voleur a été condamné, mais mon père n’a jamais récupéré son argent. J’ai été frappée par cette injustice. Enfant, j’ai très vite compris ce que signifiait être en bas de l’échelle sociale. J’ai vu mes parents batailler pour nous faire vivre. J’ai vu les adultes de mon entourage humilié·e·s à cause de leur couleur de peau ou de leur statut social. Tout cela m’a poussée à apprendre et défendre nos droits. Je dois à mes parents de s’être battu·e·s pour que leurs enfants aillent à l’école alors qu’autour de moi les familles indiennes mariaient leurs filles très jeunes. Et je dois à ma communauté d’avoir pu aller à l’université. À l’initiative du principal de mon école, toutes ces familles pauvres ont constitué un fonds pour m’envoyer faire mes études de droit. 

En 1967, alors que l’Afrique du Sud est sous le joug du régime d’apartheid, vous êtes la première femme de couleur à ouvrir son propre cabinet dans la province du Natal. Pourquoi ce choix ? 

Était-ce un choix ? Les rares cabinets juridiques indiens et noirs étant en constante difficulté, j’ai postulé dans les grandes sociétés, blanches. Où l’on m’a répondu tout d’abord : “Mais vous êtes mariée, que ferons-nous si vous décidez d’avoir des enfants ?” C’est une discrimination de genre. Puis on m’a dit : “Votre père est-il un homme d’affaire ? Pouvez-vous nous apporter des client·e·s ?” Ce qui m’était bien entendu impossible avec mon origine sociale. C’est donc une discrimination de classe. Enfin, on m’a expliqué qu’il était inenvisageable que des secrétaires blanc·he·s reçoivent des ordres d’une personne noire. Ce qui est une discrimination raciale. Je n’ai donc eu d’autre choix que de lancer mon propre cabinet. De grands avocats m’ont dit que j’étais bien présomptueuse de penser qu’une femme pourrait diriger sa propre structure juridique. Ce cabinet a tenu près de trente ans. Et de nombreuses femmes ont depuis suivi mon exemple. 

Affiche pour le mouvement anti-apartheid des Pays-Bas réalisée par le collectif de graphisme Wild Plakken, en 1984. © World History Archive/Alamy Stock Photo

Quelles sont les plus grandes fiertés de votre carrière en tant qu’avocate ?

Il y a eu notamment la défense de prisonniers politiques enfermés sur Robben Island [où Nelson Mandela était incarcéré NDLR]. Les conditions de détention y étaient terribles. J’ai lancé la procédure judiciaire à l’issue de laquelle, pour la première fois, la Cour suprême a établi que les prisonnier·ère·s n’étaient pas une propriété de l’État, mais des êtres de droits et qui a défini ces droits. Cette décision a bénéficié à toutes les personnes incarcérées. Mais ces affaires n’ont été qu’une partie de mon travail. La défense des femmes en a été une autre. J’ai créé avec d’autres femmes une organisation de défense des survivantes de violences domestiques et un refuge. En 1993, ces violences ont enfin été considérées comme un crime par la loi, renforcée en 1998. Notre travail y a contribué. J’ai également rejoint la Women’s National Coalition, rassemblant des femmes de tous horizons. En dépit de toutes nos différences, nous avons élaboré ensemble une charte des droits des femmes qui, grâce à celles d’entre nous qui étaient membres de l’ANC [le parti de Nelson Mandela NDLR], a été intégrée dans la constitution de la nouvelle démocratie sud-africaine. Mon rôle a été bien mince, mais je suis fière d’y avoir participé. 

En 1995, vous êtes également la première femme de couleur nommée à la Cour Suprême d’Afrique du Sud, avant d’être appelée à siéger au Tribunal pénal international sur le Rwanda (TPIR), puis au sein de la nouvelle Cour pénale internationale. Était-ce le meilleur moyen de défendre les causes qui vous sont chères ? 

En 1995, notre démocratie était jeune. Quitter mon pays, c’était perdre l’opportunité de continuer à la bâtir. Quand je suis partie pour le TPIR, je pensais exercer juste un an, puis démissionner pour rentrer en Afrique du Sud. Mais j’ai entendu ces témoignages de personnes qui avaient tout perdu, qui voulaient que justice soit faite. J’ai compris que je devais tenir mon rôle jusqu’au bout. J’ai ainsi siégé pendant plus de huit ans au TPIR, avant de poursuivre mon travail en développant le droit des victimes à la Cour pénale internationale. 

Les juges du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) posent pour une photographie officielle, le 22 février 2000 à Arusha, en Tanzanie. © Alexandre Joe/AFP Photo

Sur les nombreux procès du TPIR, l’un a particulièrement marqué l’Histoire, celui de Jean-Paul Akayesu, enseignant et bourgmestre de la commune de Taba, où pour la première fois, le viol a été reconnu comme constitutif du crime de génocide… 

À l’époque, plusieurs organisations de la société civile dénonçaient l’absence des crimes sexuels dans les trente-huit chefs d’accusation retenus contre Jean-Paul Akayesu. J’ai donc interrogé à ce sujet la première victime venue témoigner au procès. Cette femme avait subi un viol, ainsi que sa petite fille de six ans. Ces violences n’étaient pas mentionnées jusqu’alors, tout simplement parce qu’on ne lui avait pas posé la question ! À ma demande et celle des autres juges, le procureur a enquêté sur ces crimes et amendé le dossier d’accusation. Le procès de Jean-Paul Akayesu a été fondateur. Ce fut le premier procès pour génocide depuis Nuremberg. Nous avions la preuve que les violences sexuelles commises et ordonnées par Jean-Paul Akayesu visaient spécifiquement les Tutsies. Pour la première fois, un tribunal international a donc établi que ces violences étaient constitutives du crime de génocide et a défini les crimes de viol et de violences sexuelles en temps de guerre. Pendant très longtemps, le viol en temps de guerre n’a pas été reconnu comme une arme et un crime en soi mais comme un “dommage collatéral”. Pire, il s’agissait d’une récompense attendue pour ces braves soldats qui s’étaient battus si fort. 

Les droits des femmes sont-ils suffisamment pris en compte aujourd’hui par la justice et les institutions internationales ?

Cela progresse. Les droits des femmes sont désormais intégrés dans les discussions du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais l’immense écart entre les plaintes des victimes de violences et les condamnations des auteurs reste un problème. Après l’affaire Akayesu, tout le monde s’attendait à ce que les choses changent rapidement. Mais le viol en temps de guerre n’est presque jamais poursuivi dans le cadre des procès internationaux. La procédure contre l’ancien président du Tchad, Hissène Habré, est représentative. Des ONG ont rassemblé́ des années de preuves de violences sexuelles commises, mais les procureur·e·s ne les ont pas assez prises au sérieux. Il y a encore beaucoup à faire. Ce qui a changé́, c’est la conscience globale. Le mouvement MeToo montre cette évolution. Les femmes réclament des actions, haut et fort. Je veux souligner leur force et le chemin parcouru. Elles ont depuis longtemps quitté le statut de victimes pour devenir actrices. 

Avec Carla Del Ponte, procureure générale du TPIR et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, lors d’une conférence de presse le 17 mars 2003, aux Nations unies, à Genève. © Sandro Campardo/AFP Photo

En 2008, vous êtes nommée Haute-Commissaire aux droits humains de l’ONU. Que retenez-vous de votre mandat ?

Le Haut-Commissariat est comme un orchestre, constitué de personnes engagées, extrêmement compétentes, qui ont juste besoin que quelqu’un dirige tout ce travail et l’impose à l’agenda des Nations unies et des États. Nous étions sur tous les fronts. Je suis fière d’avoir porté le tout premier rapport de l’ONU sur la situation des communautés LGBT+ dans le monde. Plusieurs ambassadeurs et ambassadrices m’avaient conseillé de ne pas m’en occuper, la liberté d’orientation sexuelle n’étant pas acceptée par tous les pays. Je m’y suis donc précipitée ! J’ai fait de même pour les discriminations de castes. Nous nous sommes aussi penché·e·s sur les droits économiques. Certains pays donateurs de l’Ouest n’ont d’ailleurs pas apprécié que l’on s’intéresse à la situation chez eux. Ils s’attendaient à ce qu’on ne se préoccupe que des droits humains dans les pays dits en développement… Un·e Haut·e-Commissaire aux droits humains doit être sans cesse en alerte, se préoccuper des droits de toutes et tous, sans limite.

Quelles femmes ont été pour vous une source d’inspiration ?

Toutes les leçons essentielles que j’ai reçues dans ma vie, ce sont des femmes qui me les ont données, en m’ouvrant les yeux. J’ai été inspirée par de multiples femmes en Afrique du Sud, par leur force. Tout juste sortie de l’université, je n’avais que ce qu’on m’avait appris de la loi et de la justice, loin du réel. Et j’avais la mauvaise habitude de faire preuve d’impatience vis-à-vis des femmes pleurant dans mon bureau. Je me disais “pourquoi ne peuvent-elles pas être fortes ?” Mais elles étaient fortes ! Elles m’ont dit qu’elles étaient venues vers moi parce que j’étais une femme, que je pourrais “comprendre”. Mais ce sont elles qui m’ont appris à écouter. 

Quels sont vos projets ? Avez-vous foi en l’avenir ?

Quand j’ai pris ma retraite il y a cinq ans, j’ai pensé que je ne ferais plus rien. J’en suis loin. Je continue de lutter contre les violations des droits humains où qu’elles se produisent et de voyager pour discuter avec des étudiant·e·s et des ONG. Je soutiens la justice internationale par le biais de diverses organisations au sein desquelles je travaille. Je préside la Commission internationale contre la peine de mort, qui rassemble d’ancien·ne·s haut·e·s responsables et mène une diplomatie discrète en faveur de l’abolition. J’ai foi en l’avenir car les nouvelles générations ont un immense potentiel. Elles sont impliquées. Aucune jeune femme ne supportera aujourd’hui ce que nous avons dû endurer. Je suis âgée désormais, ma famille s’inquiète : “Tu passes ton temps à sauter d’un avion à un autre. Et s’il t’arrivait quelque chose ?” Mais tout peut arriver, même si je dors dans mon lit. Je continuerai à agir, aussi longtemps que je le pourrai. ●