Manifeste des 343 : “Je suis l’une d’elles” [France]
Il y a cinquante ans, le Manifeste des 343

Le 5 avril 1971, Le Nouvel Observateur dédiait sa couverture à ces Françaises qui ont eu le courage de déclarer publiquement : “Je me suis fait avorter.”
Cet acte de désobéissance civile a été un pas essentiel dans la légalisation, en 1975, de l’IVG. Deux des principales actrices de cette initiative, Anne Zelensky et Claudine Monteil se souviennent. Un témoignage du passé qui éclaire le présent.
Propos recueillis par Sandrine Boucher
Paru dans Femmes ici et ailleurs #42, mars-avril 2021
Claudine Monteil nous a fait le grand plaisir de venir échanger avec les membres du Club Femmes ici et ailleurs le 11 mars 2021 pour revenir sur les coulisses de cet événement. Une Rencontre à (re)voir ici.
Pouvez-vous nous décrire le contexte de la fin des années soixante, en particulier pour les droits des femmes ?

Anne Zelensky : Pouvoir vivre libre, voyager, ne pas se marier, se consacrer à ses affaires… Tout ce qui vous semble évident aujourd’hui était pour nous une véritable conquête. Avec une amie, en 1966, nous avions créé un petit groupe féministe radical, FMA, Féminin Masculin Avenir, qui organisait des débats, notamment à la Sorbonne. Mai 68 a été ensuite le grand éblouissement. Puis les différents groupes féministes se sont réunis dans le MLF (Mouvement de libération des femmes), dont le dépôt de la gerbe à l’Arc de Triomphe, le 26 août 1970, fut l’acte inaugural (lire Femmes ici et ailleurs #38).
Claudine Monteil* : L’atmosphère était très tendue, entre la méfiance du pouvoir qui nous considérait comme de dangereuses étudiantes d’extrême-gauche et craignait un nouveau mai 68 et celle des mouvements étudiants vis-à-vis de nous, les “bourgeoises”, les “hystériques”. La question des droits des femmes n’était pas prioritaire à leurs yeux puisque lorsque viendrait la révolution, nous serions libérées. Mais nous ne voulions pas attendre une hypothétique révolution, nous voulions changer le monde tout de suite.
Et concernant les droits reproductifs ? Comment sont-ils devenus une priorité dans les revendications féministes de l’époque ?

C.M. : Il y avait eu mai 68, tous les mouvements peace and love, l’explosion du droit à l’amour libre et au plaisir. Il fallait une autorisation écrite du père pour pouvoir prendre la pilule avant la majorité, à vingt et un ans… Nous étions terrifiées : tomber enceinte, c’était être rejetée par sa famille. Des femmes avortaient dans des conditions épouvantables, restant amputées, blessées grièvement, ou stériles, quand elles ne mouraient pas. Nous ne voulions plus de cette barbarie. Nous voulions découvrir l’amour sans avoir la peur au ventre.
A.Z. : À chaque fin de cycle, les femmes se demandaient : “Est-ce que je vais avoir mes règles ?” C’était un cauchemar. Vous ne pouviez pas prétendre avoir une vie “libre” sans subir cette menace… J’ai assisté deux fois une copine qui s’est fait avorter dans des conditions abominables en Espagne. Les médecins vous le faisaient payer cher. L’opprobre était général. Il y avait la douleur physique, la honte… C’était affreux. Nos prédécesseuses s’étaient consacrées à l’égalité, au droit de vote, à l’éducation, au travail. Nous, leurs filles, constations bien que tous ces droits étaient invalides tant que nous n’avions pas celui de disposer de notre corps, la liberté de faire des enfants quand on le voulait, si on le voulait. L’interdit de l’avortement était le signe que l’Église et toutes les grandes institutions masculines avaient la main sur nos ventres.

Le Nouvel Observateur avait accepté d’ouvrir ses colonnes à un manifeste pour dénoncer cette situation, à votre charge ainsi qu’aux autres militantes d’écrire le texte et de récolter les signatures. Avez-vous eu des doutes, des craintes de représailles ?
A.Z. : Bien sûr que j’ai eu des moments de doute, peur même de signer. L’avortement était passible de sanctions pénales lourdes. Mais, entourées de vedettes, nous étions inattaquables. S’en prendre à l’une, c’était avoir toutes les autres sur le dos, dont l’avocate Gisèle Halimi… Le Nouvel Observateur avait d’ailleurs essayé de nous blouser au dernier moment en proposant de ne garder que les signatures des personnalités. Nous avons envahi le bureau de Jean Daniel, comme dans les westerns, et lui avons dit : “Pas question ! Ou bien vous tenez votre parole, ou bien Ciao !”
C.M. : Simone de Beauvoir avait écrit le texte du manifeste, avec Anne Zelensky. J’ai été prise dans ce tourbillon de copines, de femmes qui voulaient vivre enfin leur vie à découvert, faire voler en éclats l’hypocrisie de la société, les pesanteurs d’une France encore sous l’influence de l’Église catholique. Je savais que nous risquions des peines d’emprisonnement, mais j’avais une totale confiance en ces femmes que je retrouvais tous les dimanches chez Simone de Beauvoir : Anne Zelensky, Delphine Seyrig, Monique Wittig, Liliane Kandel, Cathy Bernheim, Gisèle Halimi… Signer le manifeste m’a semblé une évidence, même si je n’avais jamais avorté, comme sans doute vingt pour cent, environ une soixantaine de signataires, qui n’ont pas hésité non plus.