Dossier : L’histoire oubliée des “malgré-elles” [France]
Plus méconnues encore que les “malgré-nous”, les ”malgré-elles”. Quinze mille Alsaciennes et Mosellanes ont été incorporées de force par l’Allemagne nazie, dès 1941 et ce parfois jusqu’après la Libération. Pour ces femmes, dont le sort a été longtemps gommé du ”roman national”, débuta un autre combat après la guerre, bien plus long : celui de la reconnaissance.
Texte d’Elodie Horn
Paru dans Femmes ici et ailleurs #43, mai-juin 2021

Nous sommes dans un salon de thé au cœur de Strasbourg, capitale de la région Grand-Est. Odile Goerg choisit un thé noir de Chine, avant de sortir un vieux carnet en cuir d’une pochette. Professeure émérite d’histoire à l’université Paris Diderot, aujourd’hui retraitée, elle avait signé en 2000 la préface de l’ouvrage de Nina Barbier, Malgré-elles, les Alsaciennes et les Mosellanes incorporées de force dans la machine de guerre nazie.
Yvonne Jaeg, sa mère, a été l’une de ces quinze mille jeunes femmes âgées de dix-sept à dix-neuf ans, habitantes de ces territoires français alors annexés par Berlin, qui furent réquisitionnées par le régime allemand à partir de septembre 1941, d’abord pour le Reichsarbeitsdienst (RAD), le service du travail, puis, à partir de 1942, pour le Kriegshilfsdienst, le service auxiliaire de guerre. Certaines sont restées mobilisées contre leur gré jusqu’après la Libération.
”Malgré-elles” : ce néologisme créé par Nina Barbier, journaliste et autrice d’un livre et d’un documentaire sur le sujet, fait le pendant des ”malgré-nous”, ces 130 000 Alsaciens et Mosellans, en grande majorité embrigadés dans la Wehrmacht et contraints de combattre côté allemand. Ils furent longtemps reconnus comme les seuls à avoir subi cette incorporation contre leur gré. Le travail mené par Nina Barbier a permis, plus de cinquante ans plus tard, de recueillir le témoignage d’un grand nombre de ces femmes et de faire connaître leur histoire, passée longuement sous silence, car perçue comme moins importante que celle des hommes.
Remplacer la main d’œuvre partie au front
Sur la couverture du carnet de cuir précieusement conservé par Odile Goerg, une croix gammée est imprimée avec la mention Reichsarbeitsdienst Pass, soit ”passeport du service de Travail du Reich”. À l’intérieur, les dates où sa mère, Yvonne Jaeg, a dû travailler pour l’Allemagne nazie, d’avril à octobre 1942, dans une ferme de la Hesse, à l’âge de dix-neuf ans. ”Son père est employé alors dans une usine de bois qui appartient à un Allemand. Il est contremaître et occupe une certaine position dans la hiérarchie, ce qui le rend d’autant plus redevable envers l’Allemagne. Lors d’une permission, à Noël 1942, rentrée en Alsace, ma mère demande au médecin de famille si elle peut ne pas repartir. Il refuse, car en cas de désertion, de lourdes représailles pèsent sur les familles”, souligne Odile Goerg.
Plusieurs milliers d’autres jeunes Alsaciennes et Mosellanes connaissent aussi ce destin. Astreintes durant six mois au Reichsarbeitsdienst, elles sont envoyées à partir de l’âge de dix-sept ans travailler pour des familles allemandes, dormant dans des camps militaires, afin de remplacer une partie de la main-d’œuvre du pays partie au front. Parlant alsacien et aussi souvent l’allemand, elles constituent un intéressant vivier de travailleuses aux yeux du Reich, qui se donne également cinq ans pour ”nazifier” ces territoires anciennement français.


Rares sont celles qui parviennent à être exemptées de RAD. Seules le sont les femmes qui souffrent d’un handicap majeur, qui ont un contrat d’apprentissage, les filles de familles d’agriculteurs et agricultrices ou encore les jeunes femmes mariées ou enceintes. Pour réussir à y échapper, certaines se marient, d’autres passent la frontière suisse ou fuient dans le reste de la France. Quelques-unes refusent tout simplement d’obtempérer à cet ordre. La sanction pour celles qui se font prendre est lourde, elles sont internées ou enfermées dans un camp de sûreté de la vallée alsacienne de la Bruche ou dans des prisons allemandes.