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Le mot : Tabou

Tous les deux mois, La Petite Roberte ramène sa science : souvent énervée, toujours engagée, volontiers caustique, sa mission est d’éclairer les expressions et concepts parfois obscurs pour parler d’égalité femmes-hommes et partager une réflexion féministe sur des mots de tous les jours.

Par La Petite Roberte
Paru dans Femmes ici et ailleurs #49, mai-juin 2022

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© Daphné Collignon

C’est un terme qui revient ad nauseum lorsqu’il s’agit de parler des femmes et de ce qui les concerne de près ou de loin : tabou. Les menstruations se hissent très nettement au sommet du podium, pendant longtemps repeintes en bleu dans les publicités et cachées sous des noms de code dans le langage courant : avoir “les anglais·es qui débarquent”, ses “ragnagnas” ou “être indisposée” (à quoi d’ailleurs ?). L’intérêt du mot tabou est aussi de pimenter à peu de frais les textes les plus banals. Prenez n’importe quel sujet. Ajoutez tabou dans le titre. Et hop ! Vous suscitez immédiatement chez votre lectorat le délicieux frisson de l’interdit – et par là même son désir de transgression. 

Car “tabou” a ceci de fascinant qu’il est incroyablement polysémique (et même énantiosémique préciseraient les linguistes : il veut dire quelque chose et son contraire), puisqu’il évoque à la fois le sacré et l’impur, la prohibition et l’obligation, le surnaturel, l’inconnu, le respect, la crainte 1. Comme on dit au marché, “y en a un peu plus ma p’tite dame, je vous le mets quand même ? ”.

Sa complexité est là, dès le début. Tabou vient du polynésien taboo (tatoo, tapu tapou, selon les époques et les traductions), rapporté dans les soutes de l’explorateur britannique James Cook à la fin du 18e siècle. Il signifie à la fois un “objet” (animal, chose, personne) qu’il est interdit de toucher et aussi l’interdit lui-même. Sigmund Freud sort le concept des eaux de l’anthropologie pour le faire voguer dans les golfes pas très clairs de la psychanalyse.

Dans Le tabou de la virginité, publié en 1918, il écrit : “Peu de particularités de la vie sexuelle des peuples primitifs nous paraissent aussi étranges que la façon dont ils apprécient la virginité, le fait que la femme est intacte 2. Ce n’est pas seulement le premier coït avec la femme qui est tabou : tous les rapports sexuels le sont. On pourrait presque dire que la femme dans son entier est tabou 3.

Et pourquoi donc ? Parce que… Tadadam ! “La femme est autre que l’homme, qu’elle apparaît comme incompréhensible, pleine de secret, étrangère et pour cela ennemie”, poursuit le brillant esprit. Traduction : puisque je n’y entends que couic, au lieu de m’y intéresser, je colle une étiquette “tabou“ dessus et le tour est joué. Parachevez l’œuvre en lui adjoignant un petit complexe-fantasme de castration (toujours la logique du marchand forain) : “l’homme redoute d’être affaibli par la femme, d’être contaminé par sa féminité et de se montrer alors incapable.” Bref, de débander. La grande reportrice de Libération, Annette Levy-Willard, remarquait ainsi dans Chroniques de la guerre du sexe en Amérique, fort à propos : “Enlevez l’excitation du tabou… et tout retombe”… Tadadam. Bis. ●

1. Se référer à l’entrée “tabou” du site du Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), qui offre, comme toujours, une formidable mine d’informations.
2. Obsession de la virginité et de la “pureté” chez les femmes, qui a été, et reste, une obsession largement partagée au-delà des peuples qualifiés de “primitifs” (si ce terme a un sens), en particulier dans la bonne société viennoise que fréquentait Sigmund Freud.
3. À ce propos, rappelons l’incroyable destin de L’origine du monde, de Gustave Courbet, avec ce sexe de femme voilé/dévoilé sous un tableau d’André Masson et accroché dans le cabinet de Jacques Lacan, héraut du “retour à Freud”. Tableau perdu et retrouvé, par excellence “tabou”.

La petite Roberte est un personnage chimérique et bicéphale associant Sandrine Boucher, corédactrice en cheffe de Femmes ici et ailleurs et Muriel Salle, universitaire, historienne et coresponsable de la mission Égalités à l’Institut d’études politiques de Lyon.