Parole d’experte : Faut-il vraiment que le masculin l’emporte sur le féminin ?

Le grec ancien, le latin puis le français ont longtemps accordé l’adjectif avec le genre du nom le plus proche. Cet usage s’est perdu il y a un peu plus d’un siècle, avec l’imposition de la règle voulant que le masculin l’emporte sur le féminin. Plusieurs pistes sont aujourd’hui ouvertes pour rétablir une égalité grammaticale des genres, en renouant avec l’esprit de notre langue et les ressources qu’elle nous offre.
Paru dans Femmes ici et ailleurs #22, novembre-décembre 2017
Biographie express
Éliane Viennot est professeure émérite à l’université de Saint-Étienne et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Spécialiste des relations de pouvoir entre les sexes, elle en reconstitue l’histoire dans La France, les femmes et le pouvoir (2006, 2008, 2016, 2 vol. à venir). Elle travaille également aux retrouvailles de la langue française avec l’usage du genre féminin (Non, le féminin ne l’emporte pas sur le féminin !, 2014, L’Académie contre la langue française : le dossier “féminisation”, 2016). Éliane Viennot a parallèlement cofondé l’Institut Émilie du Châtelet en 2006.

“Le masculin l’emporte sur le féminin” : cette formule, apprise à l’école dans le cadre des leçons de grammaire, est depuis quelque temps vigoureusement remise en cause. “Que les hommes et les femmes soient belles !” lançaient en 2011 plusieurs associations féministes en réactivant l’ancien accord de proximité, demandant que l’on considère “comme correcte cette règle qui dé-hiérarchise le masculin et le féminin et permet à la langue une plus grande de liberté créatrice”. Elles rappelaient aussi, judicieusement, que les pères de la règle grammaticale en vigueur n’avaient alors allégué, pour soutenir leur réforme, que de la supériorité des hommes sur les femmes.
La question des accords était jusqu’alors restée un angle mort des campagnes pour la “féminisation de la langue française”, bien que Josette Rey-Debove, l’une des maîtresses d’œuvre du Robert, ait rappelé l’existence de l’ancien accord en pleine polémique pour ou contre “Madame ‘la’ ministre” (titre de son article dans Le Monde du 14 janvier 1998). L’horizon s’étant éclairci de ce côté-là (les partisan·es de la masculinité des titres prestigieux perdant chaque année du terrain), le regard s’est fait plus aigu sur les multiples moyens par lesquels le masculin s’impose aux dépens du féminin dans la langue française.
Dès les années 2000, on a cherché à rendre communs ou génériques (et non pas neutres) les mots utilisés jusqu’alors au seul masculin pour parler des deux sexes, en modifiant leur graphie (étudiant-es, étudiantEs, étudiant/e/s, étudiant·e·s…). L’aspect désordonné et parfois excessif de ces innovations est lié à leur nature expérimentale : nul doute que les meilleures solutions (les moins intrusives, à mon sens) vont s’imposer rapidement. Il en va, ici, non pas de la “liberté créatrice” de la langue, mais tout simplement de sa clarté. Les études menées par des linguistes ont en effet montré que l’usage du seul masculin pour désigner des groupes mixtes éveille des images mentales strictement masculines chez celles et ceux qui entendent ou lisent ces énoncés. Lorsqu’un journal titre, par exemple, “Les agriculteurs refusent de rentrer à la ferme” (Le Parisien du 3 février 2016), il maintient dans l’imaginaire collectif l’idée que cette profession est masculine, alors que près de 25 % des exploitations agricoles sont pilotées par des femmes. Pas étonnant que le texte ne souffle mot de leur existence et qu’aucune n’y soit interrogée. Pas étonnant non plus qu’on découvre, aujourd’hui seulement, que leur accès au congé maternité est singulièrement moindre que celui des autres femmes. S’imposer d’écrire “Les agriculteurs et les agricultrices” aurait immédiatement conduit la personne rédigeant l’article à regarder de leur côté.