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Covid contre Goliath”, le texte gagnant de Sororistas

Les Sororistas, collectif de femmes engagées pour la juste place des femmes dans la société, ont organisé durant l’été 2020 un concours d’écriture au sein duquel les femmes ont été invitées à s’imaginer le monde de demain. Le jury, présidé par Geneviève Brisac et composé de femmes de lettres, entrepreneures, artistes, journalistes et scientifiques, a décerné le premier prix à Covid contre Goliath, un texte écrit par Laura Carpentier-Goffre. Partenaire de l’événement, le Club Femmes ici et ailleurs est fier de partager cette œuvre, poétique et bouleversante.

Covid contre Goliath

Texte gagnant du concours Sororistas

« Mémé, Mémé ! Raconte-nous l’histoire de Padmiri ! », s’exclamèrent en chœur les bambines et les bambins, les yeux pétillants. Les enfant·es, bien sûr, connaissaient par cœur l’histoire de Padmiri, puisque la coutume voulait qu’on la raconte, avec toute la communauté réunie, à chaque solstice depuis la Vrai évolution. Awashenq’ur, gardienne de la Sagesse du clan, ne put résister à l’enthousiasme des petit·es, et entama donc une nouvelle fois son récit : « Il y a de cela bien longtemps, notre peuple était persécuté. Nous ignorions pourquoi les nôtres disparaissaient les unes et les uns après les autres. Tout ce que nous savions, c’est que les sauvages sur-deux- pattes faisaient régulièrement des ra es et semaient des pièges un peu partout dans la forêt. Notre population déclinait de lune en lune, de nuit en nuit. La peur était devenue l’air que nous respirions. Lorsque l’un ou l’une d’entre nous disparaissait, on disait que c’était de sa faute, qu’elle ou il n’aurait pas dû s’aventurer aussi près de la frontière du territoire des Sur-Deux-Pattes, qu’elle ou il s’était paré d’une carapace trop chatoyante… Puis, c’était la chape de plomb, on ne mentionnait plus jamais son nom. Nous semblions voué·es à disparaître, roulé·es en boule sur nous-mêmes, recroquevillé·es sur nos corps et nos esprits tremblotants… Jusqu’à la naissance de Padmiri.

Padmiri avait miraculeusement survécu à la disparition de sa mère alors qu’elle était encore une toute petite bébée, emportée elle aussi par les impitoyables Sur-Deux-Pattes. En grandissant, elle avait développé une farouche aversion au fatalisme que tou·tes les sien·nes semblaient avoir inoculé sous l’épiderme. Elle refusait de se plier à la règle tacite qui imposait d’ensevelir les disparu·es sous le linceul du silence. On l’avait pourtant dûment réprimandée les premières fois, mais rien n’y avait fait. Certain·es allaient jusqu’à réclamer à corps et à cris son bannissement du clan. Fort heureusement, il se trouvait alors toujours quelque individu·e, épris·e de compassion pour la petite orpheline rebelle, prêt·e à défendre sa cause bec et griffes. Mais toutes et tous, finalement, étaient plus ou moins convaincu·es que Padmiri n’était pas tout à fait saine d’esprit. Aussi, lorsqu’elle commença à amasser des pierres à l’entrée de sa tanière, personne n’y prêta vraiment attention.

Jusqu’à ce qu’un soir de pleine lune, on l’aperçoive très affairée à transporter ses cailloux depuis son terrier jusqu’à la place centrale du bourg. Intrigué·es par ce drôle de manège, les premier·es badaud·es s’approchèrent à pas de louve. Elles et ils virent tout d’abord que Padmiri avait disposé au sol les minéraux de façon à ce qu’ils dessinent un motif de spirale. Puis, en y regardant de plus près, elles et ils comprirent un·e à un·e de quoi il en retournait. Bien que pleinement conscient·es de la transgression dont l’orpheline se rendait coupable, elles et ils ne parvenaient plus à détourner le regard. Sur chacune des roches composant le tourbillon, Padmiri avait gravé le nom d’un ou une disparu·e. En son cœur, la première pierre portait le nom de sa mère, Tayopi. Les cristaux encastrés dans la roche scintillaient sous les reflets platinés d’une lune plantureuse.

Passé l’hébétude des premiers instants, les larmes et les cris enfouis de tous ces deuils non faits inondèrent la nuit. La sinistre spirale avait balayé dans sa course le déni de survie qui engourdissait jusque- là l’esprit de toute la communauté. Notre peuple tint alors conseil. Il fut collectivement décidé que les noms des disparu·es ne seraient plus tus. Dorénavant, une cérémonie serait donnée en la mémoire de chaque victime. Leur souvenir serait gravé dans la pierre, gardienne de la mémoire de la Terre-mère, puis déposé dans le sanctuaire érigé par Padmiri, qui fut alors rebaptisé « la Place de la roche qui déchire les chimères ». Chaque sitoyenne et sitoyen de notre peuple suivrait désormais un entraînement intensif au camouflage. Des mesures éducatives seraient déployées pour que cesse le blâme des victimes. Padmiri était convaincue que les choses allaient enfin changer.

Mais les lunaisons s’égrenèrent et la spirale des disparu·es n’avait de cesse de grignoter du terrain. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, l’émoi qu’elle avait suscité dans un premier temps s’émoussa peu à peu. Le décompte macabre des disparu·es avait ni par se fondre dans le paysage. Padmiri finit par comprendre, amère, que rien ne change- rait. Les sien·nes continueraient de s’accommoder bon gré mal gré de l’horreur, jusqu’à ce qu’il ne reste plus une seule âme pour s’en désoler.

Aussi, un soir, elle prit sa décision. Elle devait partir. Il fallait comprendre pourquoi les Sur-Deux-Pattes les capturaient. Elle consacra les trois lunaisons suivantes à se perfectionner dans l’art du camouflage. Son entourage essaya bien de la dissuader. Mais Padmiri était connue pour avoir la tête plus dure encore que sa carapace. Bien que ses talents de camouflage fussent reconnus à l’unanimité comme surpassant ceux de tou·tes les caméléon·nes des environs, aucun·e de ses proches ne se résolut à cautionner cette mission insensée.

Padmiri partit donc en catimini un soir de lune noire. Elle ne laissait derrière elle rien d’autre qu’un bouquet de phéromones informant ses proches de son départ. Son périple fut semé d’embûches. Mille fois, alertée par le martèlement de la marche martiale des Sur-Deux-Pattes ou par le pas alerte d’un carnassier, elle dut se précipiter sous une pierre ou dans un buisson, le cœur affolé, le souf e court. Mais tout ne fut pas que frayeur, loin s’en faut. Les forêts luxuriantes succédèrent aux vallées avenantes, reliées entre elles par le fil des rivières rieuses. Elle n’eut de cesse de s’émerveiller devant les camaïeux de verts mouchetés d’ocre et d’azur qui tapissaient le sol et s’élançaient vaillamment vers le ciel. Elle se trouva museau à museau avec les créatures les plus insolites. Même dans ses rêves les plus lucides, Padmiri n’avait pas imaginé que la Terre pouvait abriter une telle diversité.

À son grand désarroi, la symphonie de la vie laissa peu à peu place à une cacophonie délavée. Plus elle avançait, plus les paysages devenaient ternes et arides, et plus les possibilités de se cacher se raréfiaient. Après de pénibles semaines de marche et de parties de cache-cache, Padmiri finit par arriver aux abords de la ville des Sur-Deux-Pattes. Une ville était une vertigineuse concentration de Sur-Deux-Pattes, où toute autre forme de vie était soit éradiquée et supplantée par des blocs et des plaques de matière inerte, soit mise en cage. Les Sur-Deux-Pattes mettaient tout en cage. Même les femelles et les petit·es de leur propre espèce.

Padmiri resta tapie jusqu’à ce que la nuit soit avancée et que le tumulte du bitume s’amenuise en n. L’air que les Sur-Deux- Pattes inhalaient sans broncher lui brûlait atrocement la trachée. Aux aurores, le fumet âcre qui flottait tout autour d’elle se t soudain plus agressif. Elle suivit la piste de ces effluves faisandées et finit par déboucher sur une place grouillant de Sur-Deux-Pattes et… de cadavres d’animaux en tout genre. Elle resta pétrifiée d’horreur devant ce charnier que les Sur-Deux-Pattes, ainsi qu’elle l’apprit plus tard, appelaient « le marché ». Comme tou·tes les sien·nes, Padmiri avait appris très tôt le langage du peuple des fourmis, des termites, des primates et des reptiles des environs. Mais, douée d’une sensibilité hors du commun, elle avait rapidement acquis la faculté de communiquer avec des peuples plus éloignés du sien, comme la nation de Celles Qui S’Enracinent Vers Le Bas Et S’Élancent Vers Le Haut. Aussi, elle décoda aisément les structures de la langue sur-deux-pattes. Quoique rudimentaire sur le plan technique, elle comportait une multitude de termes qui n’avaient d’équivalent dans aucune autre langue du vivant qu’elle connût. Il lui fallut autant de temps que de courage pour saisir toute l’horreur de la réalité que recouvraient des mots courants tels que « mépris », « prostitution », « abattoir » ou « guerre »… et peut-être plus encore pour assimiler que, chez les Sur-Deux-Pattes, le mot « croissance » désignait non pas la vie qui s’épanouit mais celle que l’on asphyxie pour son profit.

Ces prédateurs ne ressemblaient à aucun autre.

Un jour, Padmiri décida qu’elle en savait suffisamment – en vérité bien plus qu’elle ne l’aurait souhaité. Il était temps de rentrer. La pollution et l’angoisse dans lesquelles elle avait baigné ces derniers mois l’avaient prématurément vieillie et elle savait que le retour serait éprouvant. Or, elle devait coûte que coûte réussir à rejoindre son clan pour lui faire part de son plan. Car Padmiri avait un plan.

Lorsqu’elle retrouva enfin son village, grande fut sa peine de découvrir que la plupart de celles et ceux qu’elle avait connu·es avaient entre-temps disparu. La nouvelle se répandit comme une coulée de boue : l’une des nôtres était revenue de chez les Sur-Deux-Pattes ! Personne n’en croyait ses oreilles. Tout le monde accourut pour en avoir le cœur net. Au crépuscule, le clan se réunit au grand complet pour écouter le récit de Padmiri. Les mots lui manquaient cruellement. Comment expliquer un monde entier bâti sur le « pouvoir-sur » à des êtres qui ne connaissaient que le « pouvoir-de » ?

« Mes chères sœurs, mes chers frères, vous l’aurez compris, poursuivit Padmiri, les Sur-Deux-Pattes considèrent que tout le vivant leur appartient et qu’ils peuvent à ce titre en disposer à leur guise. Il vous faut savoir que leurs mâles ne chassent pas uniquement pour se nourrir… mais aussi pour le plaisir de faire souffrir. J’ai découvert que les hommes, puisque tel est leur nom, se servent non seulement de notre chair pour s’en repaître, mais aussi de nos écailles pour retrouver leur aptitude au coït, qu’ils nomment “virilité”. Ils emploient cette virilité à asservir ce qu’ils appellent la nature, c’est- à-dire tout ce qui n’est pas homme. Les femelles et les petit·es de leur espèce en font partie. Et tout comme nous, les femmes, c’est ainsi qu’elles s’appellent, comptent et pleurent leurs mortes depuis d’innombrables lunes.

– Si elles ne sont pas comme eux, pourquoi ne font-elles rien pour les empêcher de nuire alors ?, éructa quelqu’une dans l’assemblée, la voix étranglée de colère.
– Parce qu’elles ont peur. Parce qu’elles croient qu’il n’y a rien à faire, si ce n’est d’essayer de se faufiler entre les mailles de leurs filets. Parce qu’elles espèrent que leur amour suffira à faire changer les choses. Comme nous, ma sœur, répondit Padmiri avec conviction. »

Lorsqu’elle se tut, il y eut d’abord un silence électrisé, puis l’incrédulité et le désarroi commencèrent à se déverser sur l’assemblée dans un brouhaha incohérent. Padmiri reprit la parole au milieu du chaos naissant :

« Ils ont l’air invincibles parce qu’ils prennent toute la place, mais ils ne représentent en réalité que 0,05 % de la biomasse terrestre ! Et nous, mes sœurs, mes frères, nous sommes les 99,95 % ! Nous avons le pouvoir, et surtout, le devoir, de les empêcher d’exterminer tout ce qui vit sur cette Terre qu’ils partagent avec nous ! Carapades, j’ai un plan, annonça-t-elle en s’efforçant de recouvrir de sa voix les hourras qui fleurissaient dans la foule. J’ai découvert la faille des mâles Sur- Deux-Pattes. Ils se croient tellement forts qu’ils ne se méfient pas de ce qui est plus petit qu’eux. J’ai entamé des tractations avec certains micro-organismes, et ils sont prêts à s’unir à nous pour combattre ce fléau. Lorsque l’arme sera prête, je la transmettrai à toutes celles et ceux qui voudront se joindre à la lutte. Comme l’a dit Julia Butter y Hill, une femelle sur-deux-pattes qui a appris la langue de Celles Qui S’Enracinent Vers Le Bas Et S’Élancent Vers Le Haut : “Une seule personne peut faire la différence, et cette personne, c’est chacun·e de nous.” » Elle conclut son discours sous un tonnerre d’appattissements.

Les lunes passèrent et Padmiri sentait ses forces vitales la quitter peu à peu. L’arme bactériologique n’était pas encore tout à fait au point, mais il lui fallait agir sans tarder. Après avoir transmis le bouillon de culture à tou·tes les volontaires de son village et avoir fait ses adieux, elle entama donc son voyage, sachant que celui-ci serait sans retour.

En chemin, Loretta, une vieille chauve-souris, l’interpella : « Que fais-tu donc sur ce chemin, as-tu perdu la raison ? Tu sais bien que les Sur-Deux-Pattes rodent dans les parages ! Retourne vite auprès des tien·nes, malheureuse ! »

Padmiri discuta longuement avec Loretta. Elle lui livra tout ce qu’elle savait sur les Sur-Deux-Pattes et lui dévoila son plan. La vieille dame ailée se dit qu’elle avait fait son temps sur Terre et que sauver toutes ces vies valait bien la peine qu’elle risque la sienne. Elles cheminèrent donc ensemble jusqu’à ce que l’inévitable se produise. Padmiri fut capturée par les Sur-Deux-Pattes et jetée sans ménagement au fond d’une boîte-à-roues vrombissante avec d’autres infortuné·es. Loretta, rescapée de la rafle, accompagna sa nouvelle amie tout le long du trajet, qui eut ainsi le temps de lui transmettre l’arme fatale.

Juste avant de rendre son dernier souffle, Padmiri avait trouvé la force de cracher sa révolte et son virus au visage de ses bourreaux. Elle avait accompli sa mission et pouvait rejoindre la mort en paix avec la vie. Loretta s’efforça de lui renvoyer un regard sorore jusqu’au dernier instant. Elle se jura de faire tout ce qui était en son pouvoir pour que le peuple de Celles Qui Sillonnent La Nuit connaisse l’histoire de l’intrépide Padmiri, fille de la Nation Au Manteau D’Écailles Qui S’Enroule Sur Soi, et pour mener à bien sa noble mission.

Moins d’une lune plus tard, le monde des Sur-Deux-Pattes commença à vaciller. Les Sur-Deux-Pattes des cinq continents se retrouvèrent bientôt prisonniers des cages qu’ils avaient destinées aux autres êtres vivant·es, tremblant d’inquiétude chaque fois qu’il leur fallait en sortir pour trouver de la nourriture. À leur tour, les hommes connurent la peur, la peur d’un ennemi énigmatique et inexorable. Les chauves-souris colportèrent alors le germe de la révolte dans les moindres recoins où portaient leurs ultrasons.

Padmiri savait que l’arme était imparfaite, aussi s’attaqua-t-elle malheureusement aux plus vulnérables des Sur-Deux-Pattes. Les Ancien·nes furent les plus sévèrement touché·es. Une conséquence que Padmiri n’avait pas anticipée fut la recrudescence de la violence des hommes. Ils faisaient la loi, et strictement rien d’autre. Tout le reste reposait sur les épaules endolories des femmes. Les hommes leur confisquèrent de surcroît la parole sur ce qu’ils appelaient pompeusement « le monde d’après ». Il devint bien vite évident que ce monde d’après serait tout autant bâti sur les larmes, le sang et la sève du vivant que celui d’avant. Les femmes prirent la plume pour protester. Mais elles finirent par en arriver à la même conclusion que Padmiri quelques hivers plus tôt : les actes symboliques n’amortissaient pas les coups et ne désamorçaient pas les tronçonneuses. Alors seulement, les femmes entrèrent en résistance. Pour de vrai. En interposant leur corps entre les femmes et les hommes qui leur voulaient du mal, comme l’avait appelé de ses vœux trente ans plus tôt une femme prénommée Andrea.

Alors, la magie de l’effet de la centième guenon (autrefois appelé « du centième singe ») opéra. Les 99,95 % entrèrent en communion – et en résistance contre l’Ennemi principal. Dès qu’un Sur-Deux- Pattes avait des velléités d’assujettissement, une créature s’interposait entre lui et la proie sur laquelle il avait jeté son dévolu. Les chat·tes et les chien·nes s’allièrent aux femmes contre les conjoints agresseurs, les champignons comestibles devinrent capables de modifier leur composition chimique une fois dans l’assiette d’un chasseur, les taupes creusaient des galeries jusque sous les semelles des traders et la Terre les engloutissait à tout jamais. Vint un temps où les hommes n’eurent plus la moindre possibilité de se soustraire au regard du vivant pour meurtrir le vivant.

Ils ne pouvaient plus reculer devant le choix qui s’imposait à eux : changer ou disparaître.

C’est au choix qu’ils ont fait que moi, Awashenq’ur, je dois d’être là aujourd’hui pour vous raconter cette histoire. Notre histoire.

Par Laura Carpentier-Goffre